Le temps de la déprise existentielle.
Trois périodes caractérisent l’accomplissement humain dans l’existence. D’abord les trois âges du déploiement existentiel où l’existence se réalise en même temps que se déploient les trois modes de conscience existentielle : la conscience sensible avec l’âge archaïque, la conscience pratique avec l’âge du faire, la conscience mentale avec l’âge des représentations. L’existence y progresse vers une plénitude, une complétude existentielle ou l’individu se trouve « en pleine possession de ses moyens ». Cette apogée a souvent conduit à l’idée que le déclin, la dégradation s’en suivaient. C’était l’âge de la retraite tel qu’il est conçu par les modèles classiques qui se savent pas penser au delà.
Ainsi on peut envisager une autre trajectoire constituée par un âge archaïque – préhistorique, une période de développement humain et une période de déprise.
La période de développement humain comprend trois âges de construction existentielle : l’âge primaire où se construisent les existences dans les faits, subsistance, sécurité, confortations, ensuite l’âge secondaire où se construit le monde des représentations, des structurations intellectuelles et formelles, enfin l’âge tertiaire ou âge du Sens et des communautés de Sens ou va se construire un monde pleinement humain. La conscience et l’intelligence symboliques s’y déploient avec la maîtrise du Sens pour traiter des affaires humaines personnelles mais toujours communautaires. Développement personnel et développement communautaire vont de pair.
La troisième période de déprise de l’existence s’achève par la mort à cette existence, une mort au monde, pendant d’une venue au monde. Alors il ne s’agit plus pour l’homme de se développer existentiellement mais de poursuivre son accomplissement au travers de la déprise existentielle.
À partir d’un seuil de retrait justifiant le terme de retraite, trois âges sont alors à parcourir. L’âge du défaire ou le retrait du faire et donc des activités, l’âge de la déprise mentale qui fait si peur aux jeunes témoins, l’âge de la déprise affective, désaffection de l’existence et de la relation aux autres. Une sorte de de-naître parachève ce retrait existentiel où l’accomplissement se traduit par l’abandon de l’existence pour l’être.
Partager ces moments de déprise pour ceux qui en sont loin rend cette fréquentation pénible mais aussi les maladresses dues à l’incompréhension, à la peur et au refus de mourir. Il faut avoir parcouru ces âges pour expérimenter le dépouillement existentiel que différentes traditions mettent en avant. Il faut bien voir ici que ce dépouillement vient à l’issue des temps de développement et pas à la place.
L’âge du dé-faire
Si l’âge du faire est celui de la croissance celui-ci est celui de la déçroissance un terme qui vient à point pour une civilisation qui prend sa retraite, même sans avoir traversé son âge de maturité tertiaire.
Le défaire est la réduction des interactions et activités physiques, comportementales, des implications opérationnelles. L’être se reconnaît dans la suspension de l’acte qui n’est pas neutralité mais position en retrait. Les figures du sage âgé, le montrent dans ce retrait du monde mais dans une présence aux autres qui n’intervient pas ou peu. La progressivité de ce retrait déconstruit une activité jusqu’à restreindre les capacités physiques.
L’âge de la déprise mentale
La construction et la participation à un monde formel, fait de représentations mentales, d’identifications, de structures et d’institutions, de savoirs et d’images entrent en dé-construction. De ce fait la fonction du langage, la mémoire, le jeu des apparences et des statuts se déconstruit. L’être se dépouille de son habillage mental. Pour les autres, pour la communauté, ce retrait apparaît comme une défaillance, comme une atteinte à leur réalité propre, comme une maladie mentale. Le dé-parler, surprend et inquiète ceux qui s’identifient au parlé. Le désinvestissement intellectuel et des structures mentales est une marche en avant dans l’accomplissement de l’être Instance. Pour une civilisation des représentations qui s’y construit, c’est incompréhensible. Aussi rien n’est en général pensé de cet impensable de l’existence.
L’âge de la déprise affective et relationnelle.
C’est l’indifférence à autrui dans la désaffection relationnelle qui manifeste cette déprise. Elle était annoncée par la perte de mémoire et d’identification mais ébranle le système relationnel du monde des autres. L’intentionnalité s’est retirée. L’intérêt pour quoi que ce soit s’amenuise. L’être se dépouille de son vécu et des relations qui lui avaient été indispensables. La conscience existentielle s’est réduite et l’existence qu’elle avait développé aussi. La conscience symbolique, celle du Sens et de l’être perd tout objet existentiel et toute quête en ce monde pour s’abîmer dans l’être. Cet indicible se raconte aux âges antérieurs au travers d’histoires dont aucune des formes n’a plus cours.
Alors vient le dé-naître où l’existence participée au monde des autres s’est achevée. Pour les autres il reste quelque chose du consensus que sont les dépouilles dont s’est dépouillé l’être mais aussi la mémoire et les œuvres, les traces qu’ils voudront bien reconnaître jusqu’à ce que chacun quitte cette existence.
Des traditions au travers de leur livre des morts nous parlent d’une suite dans le retrait postmortem. Ne l’ayant pas exploré nous en laisserons subsister l’éventualité.
L’être peut il alors re-susciter un consensus nouveau ? Vivre un autre monde où il se connait être déjà ? Il est arrivé que certains hommes en témoignent. Rien d’incompatible avec l’hypothèse d’un accomplissement abouti…
La mort n’est pas un accident ni une maladie dès lors qu’elle est l’aboutissement d’un accomplissement au travers des âges de la vie y compris ceux de la déprise existentielle.
Elles est une souffrance pour ceux qui en sont témoins mais ne sont pas prêts et pour ceux qui n’ont pas achevé le parcours d’accomplissement. Mais les âges de la déprise peuvent être parcourus en quelques secondes autant qu’en nombre d’années.