Accomplir c’est mener à son terme ce qui est engagé, projeté dès l’origine. C’est à la fois la finalité et le chemin, la réalisation d’un potentiel comme d’une intention d’aboutir dont on porte l’aspiration et les conditions. Mais le terme, s’il est l’arrivée, la terminaison d’un chemin d’accomplissement est aussi un point de départ pour ce qui vient après mais ne s’inscrit plus dans l’histoire de cet accomplissement. L’accomplissement suppose qu’au commencement il y a un non encore accompli qui est appelé à s’engager dans cette voie. Mais celle-ci peut aussi ne pas être engagée, elle peut avorter, elle peut dévier de son enjeu. On comprend alors que des conditions la favorisent ou non, qu’elle dépend aussi de l’appropriation d’une maîtrise progressive de son engagement.
Mais il s’agit de l’humanité. Elle a été ici située en deux lieux, le coeur de chaque homme en son Instance spirituelle, et aussi du monde humain dont la communauté de tous les hommes fait l’histoire. C’est comme cela que l’on peut parler d’accomplissement personnel comme de l’humanité en soi et d’accomplissement communautaire jusqu’à l’humanité entière au travers de chaque monde communautaire et même de chaque chose comme re-présentation, expérience d’une part d’humanité.
Si chaque homme, chaque individu, chaque personne porte en soi ou plutôt est porté par l’humanité, son humanité, il n’en est pas maître, il ne la connait, ni ne peut l’investir de son propre chef, n’en ayant aucune conscience. C’est pour cela qu’une « révélation » de son humanité à lui-même, à elle-même, est une caractéristique de son accomplissement.
Mais la révélation de l’humanité en chacun qui s’accomplit est aussi la révélation de l’humanité entière, pour chacun et en tous et ainsi la révélation de l’humanité du monde, de l’humanité des choses, de l’humanité de chaque existence, de l’humanité au coeur de chaque culture, de chaque communauté, de chaque construction, de chaque entreprise, de chaque modalité de l’accomplissement humain et même de tout ce qui éloigne de l’humanité et qui est néanmoins expression de l’humanité. Les anti humanismes sont des manifestations d’humanité que sa révélation ne masque pas, n’ignore pas (comme le ferait un angélisme) en même temps qu’ils s’en sont privés.
Rappelons ici que l’humanité en nous est Sens, ensemble de Sens (Cohérences), ensemble de Cohérences ou problématiques d’humanité. En effet pour chaque Cohérences ou ensemble de Sens l’enjeu est de se trouver engagé dans le Sens de l’accomplissement, en cultivant le discernement des Sens, la détermination de l’engagement, les compétences d’humanité de cet engagement qu’exprime notamment une vocation. Rappelons aussi que toute notre existence et celle du monde et des choses naissent des conSensus ou partage d’humanité, plus précisément partage de Cohérences. C’est dans le contexte de nos existences partagées que se jouent les enjeux de la vie dont ceux de l’accomplissement humain qui prend les figures du développement des manifestations de notre humanité. C’est bien dans le champ de cette existence, fait de conSensus, que nous situons les modalités de notre accomplissement donc toujours inscrites dans les communautés auxquelles nous participons et le monde qui est le leur a chaque fois. Pensées, affects, implications corporelles n’ont d’autre champ d’existence que ces mondes communautaires ou se jouent les vocations culturelles. Mais c’est notre humanité que nous sommes qui vit cela et qui s’accomplit au travers de cela. L’accomplissement de l’humanité trouve sa source et sa fin en elle-même, en nous-même, mais ses modalités sont celles de nos existences personnelles et communautaires.
Envisageons l’accomplissement de l’humanité sous trois aspects
L’accomplissement comme réalisation progressive de l’humanité ou civilisation humaine
L’histoire de l’humanité est cette lecture qui rend compte d’une évolution dans le Sens de son accomplissement. Peut-il y avoir une autre histoire ? Non parce que ce n’est plus une histoire. Décrire un fonctionnement ou des transformations ou même des événements purement ponctuels ce n’est pas une histoire au sens humain du terme. Pour autant l’histoire de l’accomplissement humain n’est pas sans vicissitudes, sans impasses, déviations répétitions, fonctionnements et dysfonctionnements. En fait tout se joue et se rejoue pour tous les hommes pour toutes les communautés, avec ses régressions et ses progressions, avec aussi ses étapes de civilisation et ses crises de passage. L’accomplissement de l’humanité passe notamment par quatre phases de maturité.
L’émergence d’une conscience existentielle sous le régime des affects vient en premier où l’archaïque pose les arches de la structuration future de la personnalité des personnes et des communautés vécues comme tribus avec leur régime clanique. Le soi et le non soi sont en gestation et l’humanité ne se connait que comme lieu de ces dilemmes d’inclusions reconfortantes et d’exclusions angoissantes mais les deux en contradiction : fusion déniant l’un donc le soi, exclusion ouvrant à la liberté d’être soi. Tout cela va sans réflexion à ce stade et beaucoup y cherchent les justifications de leur être-soi. Combien d’idéologies archaïques, manichéennes s’y justifient déniant ainsi tout accomplissement humain au nom d’une humanité réduite à ses pathos?
L’accomplissement de l’humanité, prenant acte de la multiplicité des hommes, de leur existence dans un monde dont ils ignorent être les co-créateur, s’engage dans une maîtrise des interactions, des utilités existentielles. Un progrès technique, organisateur, déploie une civilisation du faire où les hommes découvrent leurs habiletés particulières et perfectibles dont ils se font démonstration. L’histoire de la civilisation humaine se tisse de la trame de ses réalisations extra-ordinaires en comparaison de l’impotence relative des non humains en la matière. L’humanité se réjoui de ses manifestations d’être humain. Cependant les bouffées d’archaïsme viennent souvent pour « pathologiser » les comportement ou pour tenter des régressions fusionnelles, à la fois rassurantes et déniant l’être d’humanité. D’ailleurs ces régressions se justifient de comportements non humains naturels, matriciels. En même temps se combattent les comportements passionnels, les puissances séduisantes et meurtrières. Confusion de l’être et de l’avoir dit-on sans plus de discernement. La civilisation factuelle, celle du faire, heureusement, engage dans la gratification de la réalisation de l’humanité, factuelle certes mais signifiant quelqu’au-delà du faire et du corps. L’accomplissement réalise l’humanité et signale quelque transcendance qui l’interpelle.
L’accomplissement découvre et développe la capacité mentale de représentations et avec l’âge de raison la capacité de lire et d’écrire un ordre rationnel dans les affaires humaines. Des lors des individus, non plus réduits à leur fonction ni leur utilité pas plus qu’à leurs pulsions, se trouvent libres de penser découvrant qu’il y a de l’être humain en eux, qu’ils partagent une même humanité qu’ils détiennent chacun en propre. Ils découvrent que cette humanité se partage dans les mêmes représentations, langages, idées, sciences, règles en même temps que chacun se distingue par ses propriétés d’être humain en propre. La difficulté est alors de penser simultanément le caractère unique de chaque individu en même temps que l’universalité des représentations dont il se sent capable et s’enorgueillit. Les utilités et les pulsions viennent jeter le trouble dans les tentatives d’être par simple abstraction et l’on voit des hommes avancés se conduire comme peu civilisés. Ce progrès de l’accomplissement humain et cette civilisation des représentations souffre à penser son humanité la cherchant dans ses représentations et perdant pied lorsqu’il s’agit de répondre à des interpellations de manque à être humain.
L’accomplissement s’engage ensuite dans la grande affaire de la révélation de l’humanité. Pour cela il doit reconnaître l’excellence extra-ordinaire des réalisations humaines et la vanité du savoir quant à leur source. Alors l’humanité se révèle comme cette transcendance en soi qui par conSensus, construit la réalité réalisée, réalité témoin des processus selon lesquels le « phénomène humain » se produit, réalité symbolique de ce qui en est la source, le Sens en conSensus, l’humanité comme Sens en chacun, l’humanité se réalisant par conSensus, c’est-à-dire partage d’humanité. À ce stade c’est à la fois l’humanité qui se révèle dans sa transcendance par rapport à l’existence, celle des civilisations antérieures et à la fois dans ce qui constitue le monde de nos existences et les transcende, nos conSensus d’humanité. Michel Serres souvent cité ici parle d’hominescence, ce qui reste incompréhensible pour qui en reste aux phases de maturité antérieures. Nous parlons de maturescence pour signifier ce passage à une maturité proprement humaine , c’est a dire fondée en humanité. Ainsi à ce stade se révèle l’humanité en soi et l’humanité du monde où nous existons et qui est la notre partagée.
L’accomplissement comme maîtrise humaine progressive des affaires humaines
C’est bien ce qui se produit au travers des phases de civilisation dans lesquelles nous sommes plongés et qui nous confère un niveau de maîtrise différent. C’est seulement la dernière étape qui touche à l’humanité elle-même et pas seulement ses propriétés et manifestations découvertes peu à peu.
Ainsi tous les affects sont maintenant reconnus comme l’éprouvé des conSensus, selon les Sens engagés. Les choses et les corps sont l’incarnation des conSensus et toute transformation, toute action, toute utilité, sont des jeux de Sens en conSensus. Les idées et les formes, les modèles et les règles sont l’expression, la médiation des Sens et conSensus. Les problèmes et les affaires de l’existence sont tous des jeux de Sens et de conSensus, d’humanité donc. Mais on voit là que ces jeux de Sens et conSensus s’expriment simultanément selon les trois plans dont aucun n’est la cause de l’autre. Ils ne sont que les réalisations des Sens et les consciences existentielles en constituent la consistance et forment des repères pour l’accomplissement humain.
Ainsi c’est au travers des aveuglements existentiels que l’on appelle consciences, que se manifeste l’humanité de l’homme et grâce à elles qu’elle peut en venir à se révéler comme leur source.
L’accomplissement de l’homme passe par le discernement des Sens qui sous tendent toute conscience, toute réalité. Il passe par l’engagement dans leur progression non comme une fin en soi mais un moyen terme pour accéder au discernement mais aussi à ce qui en découle. Ce qui en découle c’est la détermination du Sens du bien en chaque situation, celui qui permet de progresser dans ce discernement et cette détermination du « bon » Sens en chaque chose, en chaque situation, en chaque expérience, en chaque projet, en chaque existence. Ce qui en découle c’est enfin la possibilité ultime d’agir en conscience sur les conSensus c’est-à-dire les fondements même des réalités communes de toutes choses. Des lors c’est une nouvelle maîtrise proprement humaine qui se présente et qui s’exerce dans toutes les situations de l’existence et donc toutes les affaires humaines. Reste que ces conSensus dépendent des autres par définition.
Il faut souligner à ce stade deux choses. La première c’est que ce type de maîtrise ne procède pas par tout ou rien et l’accomplissement réclame sa généralisation progressive, toute une tranche de l’existence mature, de civilisation de l’humanité. La crise des croyances antérieures inaugure ce temps nouveau celui de la civilisation de l’humanité. La seconde alerte est celle qui rappelle que l’existence est toujours le fait de conSensus, communautaire donc. C’est le Sens du bien commun qui a chaque cas est celui que recherche et discerne l’accomplissement. Celui-ci est donc toujours communautaire dans ses modalités même s’il n’a qu’un seul siège, l’humanité de chacun en lui-même. L’accomplissement personnel passe par les autres et par l’engagement communautaire, l’agapé diraient certaines traditions.
Dans cette étape de l’accomplissement humain qui se révèlent culture de notre humanité source de nos existences commune la maîtrise progressive relève d’un au-delà de nos modes de conscience antérieurs, l’intelligence symbolique. Ce sera l’objet de la troisième partie de ces leçons.
L’accomplissement comme divinisation ou prise de possession de notre Etre.
L’être humain que nous sommes ne l’est que potentiellement tant que son accomplissement ne nous en confère la pleine possession. Devenir être est donc la fin et la voie de l’accomplissement. En deça le chemin ne connait pas sa fin et cherche sa voie en cheminant. En deça les conSensus qui nous font exister sont hors de notre conscience et de toute maitrise personnelle, mais c’est cela la condition humaine. Tout ce passe comme si cette histoire de l’accomplissement humain nous amenait non pas à une terminaison hors celle de la quête, mais à un commencement. Ce commencement c’est celui de l’être humain accompli.
S’il n’est pas l’oeuvre de lui-même il en reçoit la jouissance et cette jouisssance c’est la liberté de Sens et de conSensus donc, en conséquence, d’existences. Il faut donc se défaire de l’identification de l’humanité à sa seule existence pour que toute existence soit de sa liberté. Mort au monde, mort de l’existence et naissance à l’être en est un scénario connu. L’accomplissement de l’humanité c’est cette divinisation là. Etre humain c’est être destiné à se reconnaitre co-créateur du monde et de nos existences, pas de notre être, reçu pour devenir libre existentiellement parlant c’est-à-dire pleinement homme, accompli. Tout cela a déjà été dit comme « révélation » de l’humanité de l’homme mais tout cela a été compris soit comme auto création de l’humanité par elle-même soit comme révélation négative, de ce que n’est pas l’humanité : auto créateur ou simple effet contingent de causes existentielles, c’est à dire celle d’un Dieu.
Or si l’homme n’est pas créé de lui-même et si les déterminations de son existence, fait de conSensus lui échappent, c’est ce qui lui est donné à vivre et qui lui permet cet accomplissement : cette révélation de son humanité à laquelle est donné le monde pour sa liberté d’être humain.
Ainsi la ternarité de son existence et ses composantes (affects, faits et représentations mentales) sont comme un livre où sont écrites les structures de ce qui fait le monde et sa propre existence, livre par lequel c’est la révélation de son humanité même qui est en jeu. Pour cela il faut apprendre à lire ce monde avant de l’écrire comme co-auteur. C’est là l’histoire de l’accomplissement humain, c’est là ce que l’intelligence symbolique vise à exercer, la liberté d’être humain en voie d’accomplissement.